Un dhikri pour nos morts¹, de Soeuf Elbadawi interroge une réalité occultée, celle des morts du Visa Balladur, drame aux conséquences multiples qui, aujourd’hui, affectent jusqu’au fonctionnement de notre imaginaire. Rappelons qu’il est question de 20.000 vies qui se sont éteintes dans cette mer qui sépare Mayotte des trois autres îles comoriennes, depuis 1995, date de l’instauration du visa Balladur par la France. La perte du cousin en est prétexte pour le narrateur afin de nous rappeler l’usurpation d’une terre et la réalité macabre qui en est résultée dans les eaux territoriales comoriennes. Ayant été récemment consacré prix des Lycéens, Apprentis et Stagiaires de la formation professionnelle en Ile de France, cette reconnaissance prouve qu’avec un autre langage, celui de la poésie, il est possible de toucher les âmes sensibles, là où les résolutions des Nations Unies sont restées lettres mortes, depuis une quarantaine d’années.

Le texte n’est pas facilement classable dans un genre littéraire précis, car il oscille entre théâtre et poésie. L’auteur nourrit la langue française d’un flot d’images venues de son univers culturel. Par la forme, le texte se démarque de l’écriture classique ; L’auteur déjoue les règles de la grammaire, montre une façon d’écrire singulière : dépasser les règles figées de la langue française pour mieux partager un sentiment, quoique le texte fait quelque part appel à des initiés soufi. La ponctuation s’y fait rare, ce qui donne au texte le rythme du Dhikri, chant soufi dont la récitation ne semble obéir à aucune ponctuation.

Venant de perdre son cousin dans la mer qui sépare Anjouan et Mayotte devenue désormais grand cimetière marin, le narrateur, pareil à son aïeul Ibuka, personnage légendaire de Moroni connu pour sa langue prolixe, s’abandonne à un long soliloque pour crier à l’injustice, à la défaite d’un peuple face à la « puissance dévastatrice». Le narrateur est bien cette voix, ce cri qui déchire le long silence entretenu autour de la mort balladur. Un silence qui reflète une insularité à l’histoire multiséculaire en train de s’éteindre. Le remodelage de l’imaginaire collectif autour de Mayotte et la déconstruction de son archipel se font aussi percevoir à travers ce cri. Il nous parle des « morts-debout » du « land of loose » pour désigner son peuple défait.

Il est question aussi du récit du vainqueur qui rend aphone tout autre récit dans l’archipel. Ceux qui défient les barrières en prenant les kwassa (embarcation de fortune transportant des « clandestins » d’Anjouan vers Mayotte). « Mais peut-on être étranger ou clandestin sur la terre de ses aïeux ? » Il s’agit ici d’une terre usurpée, les kwassa peuvent être perçus comme une forme de résistance contre le Visa-Balladur, les autorités comoriennes restant de marbre face à la question. Seraient-ils habitués à la mort ? Pourquoi s’adonnent-ils à un silence si assourdissant ?

L’auteur nous présente un peuple dépossédé de sa terre, un peuple dont l’histoire est en pleine réécriture : des liens fraternels éclatés, destin commun rompu par le grand virtuose de l’éclatement. Un peuple dépossédé. Naviguant dans un boutre « sans kap’treni ni boscot », ces insulaires ne peuvent échapper au destin de sombrer dans les abysses d’une mer indienne, par l’effet d’un visa criminel, sous le regard silencieux des grandes puissances mondiales.

Le texte de Soeuf Elbadawi se lit comme un réquisitoire contre la question coloniale aux Comores. « A peine en aurons-nous fini avec cette table de soustractions de vie en eaux profondes qu’il nous trouvera autre chose Pour nous enfoncer encore et davantage ». L’auteur met au grand jour ce qui se fait à l’insu du monde, Un dhikri pour nos morts réveille la conscience de l’archipel à travers ses problématiques. L’œuvre brise le silence en parlant des morts-Balladur, « qui ont pour forme de sépulture l’art et la littérature. » Elle dénonce un imaginaire collectif corrompu. La voix qui s’élève dans le texte est celle du citoyen hanté par les maux de son pays. Ceux qui aiment parler littérature voient en ce texte le lieu d’un engagement politique, l’auteur quant à lui revient toujours sur une situation d’urgence et une nécessité du dire.

Fouad Tadjiri

 

¹ Elbadawi Soeuf, Un dhikri pour nos morts/ La rage entre les dents. Vents d’ailleurs, 2013.